lundi 25 avril 2011

Indiscrétion



L’indiscrétion, malgré soi. La notion de ce qui est privé n’est pas tout à fait celle dont on a l’habitude aujourd’hui en Occident. Plusieurs raisons à cela:

L’organisation traditionnelle de la société : dans une même maison cohabitent plusieurs ménages de la même famille.

La décence : on n’a rien à cacher, le mari et la femme ne sont pas supposés avoir besoin d’un espace à eux durant la journée. De toute façon, c’est en grande majorité le fruit d’un mariage arrangé. Ils sont étrangers le jour, partagent la même couche (avec les enfants, pour les moins favorisés) la nuit. Cette situation dépend grandement du niveau d’éducation et de vie d’une famille, les couples arrangés pouvant former avec le temps des couples très soudés et partageant de tendres moments de complicité – cachés, bien évidemment.

La population : lorsqu’il y a autant de gens au même endroit, c’est moins évident d’assurer une chambre par personne.

Le climat : la chaleur n’enjoint pas à fermer portes et fenêtres, ni à isoler correctement les maisons ; la porte d’une chambre se résume à un simple rideau en journée, le plus souvent écarté, la fenêtre n’a pas de vitres, la porte de la maison est ouverte sur la rue.

La pauvreté : bien évidemment, et recoupant les critères de population et de climat ainsi que d’organisation traditionnelle des familles, le niveau de vie moyen de la population ne permet pas des dépenses extravagantes et entretient le tissu familial traditionnel d’entraide et de proximité.

La culture, certainement : une religion où le soi et l’autre se confondent, une amitié où ce qui m’appartient t’appartient – sans demander la permission, par ailleurs, puisque toi et moi sont la même chose –, une famille où il est naturel et bon de vivre les uns sur les autres, passer de longs moments affalés sur le même lit à discuter, plaisanter, jouer, regarder la télévision.

Se promenant dans les rues, nous sommes spectateurs de querelles de ménage, de vieillards qui dorment sur une couche près de la porte ou observent ce qui se passe au dehors, de senteurs et de scènes de cuisine, d’hommes en serviette venant de se doucher, etc. Sans compter les trottoirs des rues eux-mêmes, où on coupe des cheveux et taille une barbe en plein air, urine sur le mur, se nettoie aux points d’eau, etc. Toutes activités réservées exclusivement aux hommes. La rue Indienne nous mêle à la vie de toutes les échoppes et maisons, portes grandes ouvertes (lorsqu’il y en a).

Les Indiens sont batailleurs – ça n’est pas de moi mais d’une autochtone (je me justifie). Peut-être que la population dense et le manque d’isolation des maisons biaisent ce jugement, nous donnant à voir plus de querelles que dans d’autres conditions. Mais il est vrai que les cris, scènes et insultes vont bon train, et que la respectable et réputée patience Indienne ne s’exprime pas tout à fait sur une route, sur un marché, dans une maison. C’est peut-être le temps Indien, lent, pesant, nous portant à accepter n’importe quelle condition, qui est à l’origine de cette notion de patience dont on parle toujours à propos de l’Inde. C’est peut-être tout simplement l’immense dose de contrôle et d’oubli de soi dont a besoin tout occidental qui s’y aventure, le soi c’est-à-dire la vie privée, la propriété définie d’objets, l’efficacité des procédures pour résoudre un problème touchant au nécessaire (eau, électricité, etc.). Les Indiens se mêleront à votre vie, que vous le vouliez ou non, et on vous fera par ailleurs patienter des heures et des jours entiers avant qu’une personne vienne finalement régler la question, en bricolant la plupart du temps une solution temporaire durable. Le plus simple : vous mêler à leur vie aussi aisément qu’ils se mêlent à la vôtre, sans état d’âme, et prendre votre mal en patience en bricolant vous aussi des solutions temporaires qui durent des semaines et des mois. Vous vous sentirez enfin à l’aise.

Le train, c’est un pas de plus dans l’indiscrétion. Le long des voies ferrées des grandes villes, il n’est pas rare de voir construites sur des centaines de mètres des constructions type bidonville. Là, la vie y est encore bien plus dénudée et étalée, une chèvre attachée à un pauvre piquet devant les huttes, les lits au dehors (quatre piquets de bois, un cadre, un ruban de tissu épais entrelacé en guise de matelas), les habitants qui se lèvent un à un, se coiffent, se lavent. C’est semble-t-il sans aucune gêne que les habitants de ces lieux s’en vont le matin, une bouteille d’eau à la main, accomplir le devoir tout naturel de se soulager d’un encombrant fardeau. C’est également sans embarras, semble-t-il toujours, qu’ils s’accroupissent, seuls ou à plusieurs, puis repartent, la bouteille vide.

Témoins silencieux de la scène, les voyageurs des trains détournent les yeux et s’occupent à d’autres tâches ; je me demande pour ma part inlassablement ce que cela fait, d’être dans une telle condition sanitaire que le soulagement des besoins naturels doive se faire publiquement.

Sans aucun doute, cela ne leur fait rien. J’imagine que l’on ne se pose pas ce genre de question, lorsqu’on doit fournir un moyen de subsistance à sa famille avant le soir.

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