mardi 22 septembre 2009

Marx à JNU

Après la visite d'un petit bout de l'énorme campus-jungle de la Jawaharlal Nehru University, je reviens sur le rapport tradition/modernité présupposé sans trop de heurts et bien vécu.
Étant donné le nombre de pamphlets, caricatures et slogans marxistes recouvrant étonnamment les murs des divers bâtiments, je me suis dit que tout n'était pas tout à fait évident dans ce que ce pays a à vivre de contradictions et de transitions abruptes.
Nous sommes sans doute tous idéologiquement marqués ...

jeudi 17 septembre 2009

L'Inde peut-elle ne pas être contradictoire ?

C'est le jour des questions trop vastes pour y répondre, mais assez pour mériter d'être posées.

Gilles Vernier soulignait le peu de cas que faisaient les indiens des contradictions, les vivant sans que cela semble leur poser le moindre problème. Ce trait me frappe également.
Henri Michaux dans son carnet de voyage Un Barbare en Asie (la longue partie sur l'Inde dont je ne peux que vous conseiller la lecture, analyse brillante d'un étranger qui regarde le monde indien) mettait en lumière cette différence, dans la façon de considérer les issues d'un problème par exemple. Nous avons une façon plutôt binaire de concevoir le monde, nous envisageons souvent les choses en termes d'alternative. Lorsqu'on les range, lorsqu'on les considère, lorsqu'on les organise, c'est souvent en deux. Dès lors, distinction binaire amène souvent à contradiction et donc, logiquement, incompatibilité.
En Inde, il peut y avoir vingt issues à un problème et l'Indien aime en faire l'inventaire. Du moins, d'après Henri Michaux. Les solutions sont multiples, et plus elles le sont, plus c'est satisfaisant. Nous englobons une situation en deux, ils englobent une situation en multiple. C'est très schématique, d'autant plus que quelques mois ont passé depuis la lecture de ce carnet de voyage que je n'ai pu emporter avec moi. Mais cela permet de brosser un grossier tableau qui peut éclairer la suite.

Dans un processus de 'modernisation', les traditions et coutumes en Europe ont généralement été laissées au passé, appartenant à l'histoire. On a une vision très linéaire de ce que l'on appelle 'progrès', et on le voit entrer en contradiction avec les us et coutumes d'antan. Un mode de vie moderne demande de les laisser de côté, de les mettre dans des écomusées et des fêtes traditionnelles, de se les remémorer non pas comme nous appartenant mais avec un regard objectif et curieux de celui qui regarde derrière soi, avec parfois un brin de nostalgie bien vite balayé : ça n'est en effet pas compatible avec le mode de vie présent, il y aurait contradiction et donc impossibilité de conciliation.
En Inde, ce qui nous paraît contradictoire et donc invivable si l'on souhaite trouver un semblant d'équilibre ne leur paraît pas le moins du monde devoir s'exclure mutuellement ... Et c'est là que l'on trouve une problématique similaire à celle de la rationalité. L'Inde n'est pas illogique, elle est autrement logique. Ce qui apparaît comme une contradiction à nos yeux n'en est pas une aux leurs.

C'est ainsi qu'un indien projeté dans la sphère internationale, complètement occidentalisé, reviendra chercher son épouse dans son pays d'origine - épouse choisie avec soin par ses parents, en fonction de la condition, de la caste et de l'origine. C'est ainsi que s'il y a quinze-vingt ans, l'élite politique était majoritairement anglophone et détachée de la culture et des traditions de la région d'où elle venait (à cette époque, il aurait été arriéré de s'y intéresser ; il fallait imiter au mieux les occidentaux et en particulier les anglais), aujourd'hui cette tendance est complètement inversée (oui, c'est possible ... En Inde en tout cas) et des figures politiques, venant de l'Inde rurale et conservant les habitudes culturelles de la région de provenance, parviennent de plus en plus à faire leur place dans cette sphère qui leur aurait été interdite quinze ans plus tôt. Il aurait été impensable auparavant que puissent accéder à des postes de pouvoir des personnes ne maîtrisant pas l'anglais, c'est maintenant quelque chose qui ne heurte personne. A l'heure où parler anglais est un avantage comparatif conséquent, l'Inde est fière de revenir sur sa diversité culturelle et sur ses traditions. C'est en tout cas ce que nous a dit notre professeur de Hindi, a. d. Mathur, qui a insisté sur le fait que si l'anglais se diffuse en tant que langue parlée, c'est aujourd'hui bien moins considéré comme un critère de reconnaissance sociale, d'ascension.

L'Inde semble posséder une tendance à évoluer de façon inverse à ce que l'on attendrait. C'est assez imprévisible dans notre mode d'anticipation.

Bien évidemment, lorsque l'on parle de contradiction, on ne peut s'empêcher de penser à la manière dont ils concilient extrême modernité et mode de vie encore traditionnel. On a l'impression que ça ne les heurte pas, que c'est naturel de vivre entre tous ces mondes qui coexistent. Ils ont l'habitude : ils doivent déjà vivre dans une sphère où religions, langues, cultures, coutumes toutes différentes se côtoient. Ils naissent, ils vivent, ils meurent dans les contrastes.

Il y a quelque chose de fou et d'intangible dans tout cela. L'Inde est une mosaïque.

L'Inde peut-elle être rationnelle ?


C'est une grande question. Je n'aurai pas la prétention d'y répondre, seulement celle de l'éclairer un peu plus.
Vérifier l'orthographe

L'Inde échappe invariablement à nos repères cartésiens - et c'est également à cette occasion que l'on prend conscience ô combien nous baignons depuis notre plus tendre enfance dans la culture de la raison.

Les premiers cours d'économie posent les fondements d'une entité abstraite construite par nos chers économistes pour fonder les modèles : l'homo oeconomicus. L'homme est supposé rationnel, occupé à maximiser son utilité sous contrainte (utilité ayant un sens large, l'économiste ne s'embarrassant pas de morale (qu'il dit)). Dès lors, on peut analyser les comportements à travers cette grille bien pratique de coûts d'opportunité et d'anticipations rationnelles : l'individu est calculateur, et recherche son profit. On peut expliquer ce qui se passe dans une société industrielle de façon relativement cohérente à la lumière de ces axiomes ; et le but ici n'est pas de souligner que l'on peut les remettre en cause (mais on peut tout à fait).

Bon, mais voilà. Plongée dans cette foule colorée de la rue de Delhi, je ne vois pas d'homo oeconomicus. Vous me direz qu'en France non plus, mais c'est relativement plus flagrant ici. Un rickshaw, aussi pauvre soit-il, qui a décidé que c'était le moment de sa sieste ou qu'il n'avait pas envie d'aller là où on lui demande, refusera. Un commerçant qui discute avec quelqu'un d'autre ne s'empressera pas forcément de te servir. On ne semble pas voir l'intérêt d'inscrire le nom des rues et d'organiser de façon plus optimale (et ce ne serait pas bien difficile) la circulation ou le ramassage des déchets, ni pourquoi il faudrait une seule personne là où on peut en mettre une et trois qui regardent. Des situations seraient impensables en France, ou du moins s'en plaindrait-on avec vigueur : le client est roi. La culture du profit ne va pas sans une culture du service, permettant de valoriser le produit. Pour réussir, on se doit d'être organisé, productif, aimable, souriant, tout en anticipant la suite. Et il faut réussir.
En Inde, on a parfois l'impression que personne ne voit l'intérêt de faire autrement. Les choses fonctionnent mal, sont désorganisées, bidouillées, mais on finit par y arriver (avec une petite dose d’humour et une bonne dose de patience, sans avoir peur d’insister lour-de-ment).

Alors, si l’on suppose que tout individu se comporte de manière rationnelle, il faut chercher en Inde une autre racine de la rationalité. Si leur comportement me paraît irrationnel, ce ne serait qu’en tant qu’observateur extérieur et étranger à ce monde que je le considérerais comme tel. Soit.

J’ai alors un début de réponse : lorsqu’on est en Inde, il ne faut jamais oublier que ce pays qui fait environ cinq fois la superficie de la France compte quelques 1,2 milliard d’habitants … Nombre en augmentation. Dans un processus d’industrialisation, on a tendance à mécaniser les structures de production pour accroître la productivité. La rationalité impose que l’on optimise le rapport capital/travail de façon à maximiser le profit. Le hic, dans cette histoire, c’est que ça n’est pas facile d’occuper des millions d’individus si l’on commence à mécaniser toutes les structures … Et qu’il est plus avantageux d’employer cinq personnes dont quatre qui ne servent à rien (chose absurde et contre-productive, donc irrationnelle pour un français), ou plus sérieusement de continuer à utiliser la main-d’œuvre disponible dans les campagnes pour l’agriculture, plutôt que de chercher à être plus productif.
Parce qu’ici, on cherche peut-être moins à optimiser les moyens de production pour un résultat qu’à optimiser le résultat en fonction de l’utilisation la plus large possible du facteur humain. Gilles Vernier nous disait aujourd’hui qu’il est moins cher d’employer à temps plein des personnes pour ouvrir la porte d’un hôtel ou d’un magasin que d’installer un processus mécanique ; et de notre expérience, il est plus avantageux d’employer quelqu’un à faire notre lessive plutôt que d’acheter un lave-linge. Ici, il y a quelqu’un pour chaque tâche tout simplement parce qu’il ne peut pas en être autrement. Les bouches à nourrir ont heureusement la priorité sur la productivité (et peut-être pas encore assez, mais le sujet de la pauvreté et de la sous-nutrition en Inde est une autre histoire).

Le facteur humain compte donc énormément dans cette rationalité toute spéciale de l’Inde – bien que, je vous l'accorde, cela n’excuse pas toujours la désorganisation. Mais il y a là un trait culturel qu’il faut prendre en compte dans l’analyse …