Avertissement au lecteur : le ton désabusé de cet article n'est que la partie émergée de l'iceberg du désarroi. (Merci JB)
Près du siège de l’organisation où je travaille, à trois mètres de l’entrée, git une énorme poubelle qui déborde sur le trottoir. On distingue deux tas informes de déchets étalés de chaque côté. Tous les matins, deux à cinq enfants y sont accroupis, les mains dedans. Ils paraissent sales, les cheveux emmêlés, les vêtements troués, à piailler et jouer là au beau milieu des immondices. Ils sont encore là le soir, rassemblent les verres d’un côté, les papiers et cartons de l’autre, font des tas et paquets. Il n’est pas rare d’y voir également une ou deux femmes, plus efficaces, et sur le chemin encore des femmes ou des hommes traînant des sacs de déchets. A côté de l’entrée du bureau, ce ne sont que femmes et enfants.
Il ne semble pas y avoir d’organisation générale très précise – les grands axes et les quartiers riches paraissent bien évidemment plus « propres », et un ramassage a lieu, mais il y a également tout un secteur d’emploi de main d’œuvre où les objets sont triés, récupérés, certainement revendus. C’est un travail aisément accomplis, même par des enfants, et doit être une petite source supplémentaire de revenu pour ces familles.
Qu’est-ce qu’un travail digne ? Question sensible. Dans un pays où la plupart des maids ne s’assiéront jamais sur une chaise à la hauteur de ceux qui les emploient et mangeront accroupie à même le sol, feront la vaisselle accroupies, passeront le ballet et la serpillère dans la même position, il n’est pas aisé de concevoir si ces conditions sont dignes ou non. Parce que la maid elle-même n’accepterait pas que ce fusse autrement.
Il y a quelques hommes au bureau, habillés en bleu sombre, qui sont là pour nettoyer, apporter l’eau, apporter le chai qu’ils préparent deux fois par jour, et pour tout autre but de ‘subsistance’. Ils font donc également la maigre vaisselle du midi, lorsqu’on utilise les ustensiles de l’organisation. Or, les premiers jours, j’ai tenu à faire ma vaisselle moi-même, comme je tiens à nettoyer ma propre chambre depuis le début de mon séjour à Jaipur. Nous nous sentons toujours mal à l’aise face à ce genre de petit boulot, éduqué comme nous le sommes. Or, un raisonnement rapide m’a fait concevoir qu’on le prendrait au mieux avec de l’indifférence, au pire comme une insulte à leur travail : si tout le monde faisait de même, avec quoi vivraient-ils ? Ont-ils tous d’autres capacités qui leur permettraient d’obtenir un meilleur emploi ? Ou est-ce le seul moyen de subsistance – finalement pas si désagréable – qu’ils ont trouvé pour subvenir à leur besoin ? Il se pourrait même bien que cette situation soit enviable sous beaucoup de rapports. Ce serait donc une création d’emplois qui permettrait à ces personnes de s’insérer dans la vie professionnelle, trouver un moyen de subsistance, gagner en dignité et en pouvoir d’achat.
Or, l’essentiel semble être non pas dans le travail accompli, mais dans le regard que l’on porte à ces personnes. Une femme Indienne m’expliquait ainsi que donner plus à une maid pour lui faire accomplir des tâches que l’on est trop négligent pour faire soi-même, et lui faire briller ainsi l’illusion que l’on peut se le permettre mais que cette tâche est indigne, c’est négliger l’aspect humain dans l’échange et humilier cette personne dans sa condition. Ces gens ont besoin d’argent, nous avons besoin de main d’œuvre, c’est donc un transfert mais avant tout un échange d’être humain à être humain. Ne pas lui donner plus que ce qui est requis – par manque de moyen et de peur d’accroître une injuste concurrence avec les voisins et de s’attirer leurs foudres –, mais lui faire sentir que son travail a de la valeur en tant que tel, et ne jamais négliger les autres sources d’échanges qui entretiennent une relation proprement humaine : les vêtements, la nourriture, les offrandes aux fêtes. C’est ainsi que la famille viendra également offrir ce qu’elle a aux jours de célébration, une façon de remercier et de rendre réciproque ce don au-delà du simple transfert d’argent contre main d’œuvre.
Cependant, ce personnel ne s’attire bien souvent que mépris ou pitié déplacée. Et dans le cas d’enfants jouant au milieu des déchets, il est difficile de concevoir ce qui pourrait rendre cette condition digne. Pourtant, par manque d’opportunité ou d’éducation, elle est nécessaire à la subsistance de ces familles aujourd’hui. Comme ces femmes sur les chantiers, comme toute cette main d’œuvre employée au travail manuel par tous temps. Les incitations que ces gens ont ne sont pas entre travail et loisir, un des compromis (trade-offs) préférés de nos chers économistes, mais entre subsister et disparaître. D’ailleurs, on ne manque pas de gens qui suivent la seconde option. La pression de subsistance conduit donc au maintien de ces petits boulots que l’on est déjà heureux de trouver, et conduit de même à ne pas faire de cadeau aux naïfs au portefeuille bien rempli – bien que le très probable mauvais usage de ce type de transfert soit un secret de polichinelle.
Alors, après quelques semaines, on cesse d’avoir le cœur lourd à la vue de ces gosses dans les déchets, et on ne les voit même plus.
Les passants s'affairent à d'autres tâches.
Il faut bien vivre.