samedi 14 mai 2011

Main d’oeuvre

Avertissement au lecteur : le ton désabusé de cet article n'est que la partie émergée de l'iceberg du désarroi. (Merci JB)


Près du siège de l’organisation où je travaille, à trois mètres de l’entrée, git une énorme poubelle qui déborde sur le trottoir. On distingue deux tas informes de déchets étalés de chaque côté. Tous les matins, deux à cinq enfants y sont accroupis, les mains dedans. Ils paraissent sales, les cheveux emmêlés, les vêtements troués, à piailler et jouer là au beau milieu des immondices. Ils sont encore là le soir, rassemblent les verres d’un côté, les papiers et cartons de l’autre, font des tas et paquets. Il n’est pas rare d’y voir également une ou deux femmes, plus efficaces, et sur le chemin encore des femmes ou des hommes traînant des sacs de déchets. A côté de l’entrée du bureau, ce ne sont que femmes et enfants.


Il ne semble pas y avoir d’organisation générale très précise – les grands axes et les quartiers riches paraissent bien évidemment plus « propres », et un ramassage a lieu, mais il y a également tout un secteur d’emploi de main d’œuvre où les objets sont triés, récupérés, certainement revendus. C’est un travail aisément accomplis, même par des enfants, et doit être une petite source supplémentaire de revenu pour ces familles.


Qu’est-ce qu’un travail digne ? Question sensible. Dans un pays où la plupart des maids ne s’assiéront jamais sur une chaise à la hauteur de ceux qui les emploient et mangeront accroupie à même le sol, feront la vaisselle accroupies, passeront le ballet et la serpillère dans la même position, il n’est pas aisé de concevoir si ces conditions sont dignes ou non. Parce que la maid elle-même n’accepterait pas que ce fusse autrement.


Il y a quelques hommes au bureau, habillés en bleu sombre, qui sont là pour nettoyer, apporter l’eau, apporter le chai qu’ils préparent deux fois par jour, et pour tout autre but de ‘subsistance’. Ils font donc également la maigre vaisselle du midi, lorsqu’on utilise les ustensiles de l’organisation. Or, les premiers jours, j’ai tenu à faire ma vaisselle moi-même, comme je tiens à nettoyer ma propre chambre depuis le début de mon séjour à Jaipur. Nous nous sentons toujours mal à l’aise face à ce genre de petit boulot, éduqué comme nous le sommes. Or, un raisonnement rapide m’a fait concevoir qu’on le prendrait au mieux avec de l’indifférence, au pire comme une insulte à leur travail : si tout le monde faisait de même, avec quoi vivraient-ils ? Ont-ils tous d’autres capacités qui leur permettraient d’obtenir un meilleur emploi ? Ou est-ce le seul moyen de subsistance – finalement pas si désagréable – qu’ils ont trouvé pour subvenir à leur besoin ? Il se pourrait même bien que cette situation soit enviable sous beaucoup de rapports. Ce serait donc une création d’emplois qui permettrait à ces personnes de s’insérer dans la vie professionnelle, trouver un moyen de subsistance, gagner en dignité et en pouvoir d’achat.


Or, l’essentiel semble être non pas dans le travail accompli, mais dans le regard que l’on porte à ces personnes. Une femme Indienne m’expliquait ainsi que donner plus à une maid pour lui faire accomplir des tâches que l’on est trop négligent pour faire soi-même, et lui faire briller ainsi l’illusion que l’on peut se le permettre mais que cette tâche est indigne, c’est négliger l’aspect humain dans l’échange et humilier cette personne dans sa condition. Ces gens ont besoin d’argent, nous avons besoin de main d’œuvre, c’est donc un transfert mais avant tout un échange d’être humain à être humain. Ne pas lui donner plus que ce qui est requis – par manque de moyen et de peur d’accroître une injuste concurrence avec les voisins et de s’attirer leurs foudres –, mais lui faire sentir que son travail a de la valeur en tant que tel, et ne jamais négliger les autres sources d’échanges qui entretiennent une relation proprement humaine : les vêtements, la nourriture, les offrandes aux fêtes. C’est ainsi que la famille viendra également offrir ce qu’elle a aux jours de célébration, une façon de remercier et de rendre réciproque ce don au-delà du simple transfert d’argent contre main d’œuvre.


Cependant, ce personnel ne s’attire bien souvent que mépris ou pitié déplacée. Et dans le cas d’enfants jouant au milieu des déchets, il est difficile de concevoir ce qui pourrait rendre cette condition digne. Pourtant, par manque d’opportunité ou d’éducation, elle est nécessaire à la subsistance de ces familles aujourd’hui. Comme ces femmes sur les chantiers, comme toute cette main d’œuvre employée au travail manuel par tous temps. Les incitations que ces gens ont ne sont pas entre travail et loisir, un des compromis (trade-offs) préférés de nos chers économistes, mais entre subsister et disparaître. D’ailleurs, on ne manque pas de gens qui suivent la seconde option. La pression de subsistance conduit donc au maintien de ces petits boulots que l’on est déjà heureux de trouver, et conduit de même à ne pas faire de cadeau aux naïfs au portefeuille bien rempli – bien que le très probable mauvais usage de ce type de transfert soit un secret de polichinelle.


Alors, après quelques semaines, on cesse d’avoir le cœur lourd à la vue de ces gosses dans les déchets, et on ne les voit même plus.


Les passants s'affairent à d'autres tâches.


Il faut bien vivre.

vendredi 6 mai 2011

Comment attraper une souris Indienne ?

On passe plusieurs jours à la voir courir, on daigne mettre – sans grande conviction – une cage et si par malheur on arrive enfin à l’attraper, on la jette dans la rue d’à côté pour qu’elle aille faire la même chose chez le voisin ou, mieux, qu’elle puisse revenir. C’est un peu la roue du Dharma, un cycle qui se complète.

En attendant, la souris s’est reproduit et a donné naissance à des dizaines, des centaines d’autres souris. Alors, l’Indien qui explique tout cela finit par avouer, un peu gêné, que oui : il a mis un peu de poison dans un coin de la maison. Parce que quand-même, le rongeur est un fléau, et porteur de maladies.


Et de se plaindre : nous avons beaucoup de souris dans notre maison, parce que les voisins les lâchent dans la rue juste à côté. Non, je vous rassure, la souris Indienne ne se reproduit pas.


Le même raisonnement s’applique aux chiens errants et aux singes. Ils sont en piètre condition, porteurs de maladies telles que la rage, se nourrissent majoritairement de déchets, volent et dévastent (en particulier les singes), mais cela porterait malheur d’en tuer quelques-uns pour protéger les populations. Il est en tout cas très mal vu de recourir à de telles pratiques, même lorsqu’elles sont nécessaires et mandatées. Evidemment, ceux qui en souffrent le plus sont ceux en concurrence directe avec les populations animales urbaines : ceux qui partagent avec eux la rue pour domicile.


Ce n’est pas qu’on chercherait ne serait-ce qu’à prendre les jeunes chiots dans la rue pour les stériliser. Non, c’est l’indifférence. On s’adapte, sans songer à d’autres solutions. Et cette indifférence généralisée n’est pas anodine, elle affecte tous les jours les personnes qui se font mordre, doivent trouver et payer un vaccin contre la rage, les personnes qui ont à subir des dommages, les personnes qui en meurent.


Mais ce serait cruel de tuer une souris. Pour des raisons religieuses, des raisons culturelles, des raisons d’émotivité – les raisons ne manquent jamais pour justifier l’indifférence –, la cruauté que cela implique pour l’homme n’est pas prise en compte à la hauteur de ce dont on a l’habitude, de l’autre côté du continent. De toute façon, ils ont déjà tellement d’autres problèmes à gérer … (hum)


Vous penserez que cela change de l’Occident, où un chien se fait abattre pour avoir ne serait-ce que menacé de mordre un enfant, où l’infime valeur accordée à la vie d’un animal ne fait pas le poids, n’est pas considérée lorsqu’il s’agit d’un danger potentiel pour l’homme. D’un extrême à l’autre, la différence culturelle, tout ça. Bien.


Il n’empêche, ces histoires sont parfois difficiles à justifier. Il se pourrait bien que l’indifférence soit tout simplement une question d’effort que l’on n’est pas prêt à mettre pour un résultat qui affecterait peu, finalement, sa propre vie. Eh, serait-ce là un problème de bien public ? La stratégie dominante à l'échelle individuelle est bien évidemment la non-action.


Ce n’est pas la première fois que soulevant le voile d’une pratique que l’on croit culturelle, indiscutablement ancrée dans le fonctionnement d’un pays, on s’aperçoit que le problème pourrait être moins la culture que la nature humaine s’adaptant au manque d’infrastructures pour compenser ces éternels problèmes d’incitation. Ces réflexions me ramènent à un excellent article : « Corruption, NGOs, and Development in Nigeria » de Daniel Jordan Smith. Il discute notamment l’idée très répandue que la corruption fait partie de la culture du Nigeria, et doit être considérée comme une composante inévitable de son fonctionnement.


Non, ça n’a pas beaucoup de rapport avec les souris Indiennes. Une digression, sans doute. Le soleil Rajasthani.

lundi 25 avril 2011

Indiscrétion



L’indiscrétion, malgré soi. La notion de ce qui est privé n’est pas tout à fait celle dont on a l’habitude aujourd’hui en Occident. Plusieurs raisons à cela:

L’organisation traditionnelle de la société : dans une même maison cohabitent plusieurs ménages de la même famille.

La décence : on n’a rien à cacher, le mari et la femme ne sont pas supposés avoir besoin d’un espace à eux durant la journée. De toute façon, c’est en grande majorité le fruit d’un mariage arrangé. Ils sont étrangers le jour, partagent la même couche (avec les enfants, pour les moins favorisés) la nuit. Cette situation dépend grandement du niveau d’éducation et de vie d’une famille, les couples arrangés pouvant former avec le temps des couples très soudés et partageant de tendres moments de complicité – cachés, bien évidemment.

La population : lorsqu’il y a autant de gens au même endroit, c’est moins évident d’assurer une chambre par personne.

Le climat : la chaleur n’enjoint pas à fermer portes et fenêtres, ni à isoler correctement les maisons ; la porte d’une chambre se résume à un simple rideau en journée, le plus souvent écarté, la fenêtre n’a pas de vitres, la porte de la maison est ouverte sur la rue.

La pauvreté : bien évidemment, et recoupant les critères de population et de climat ainsi que d’organisation traditionnelle des familles, le niveau de vie moyen de la population ne permet pas des dépenses extravagantes et entretient le tissu familial traditionnel d’entraide et de proximité.

La culture, certainement : une religion où le soi et l’autre se confondent, une amitié où ce qui m’appartient t’appartient – sans demander la permission, par ailleurs, puisque toi et moi sont la même chose –, une famille où il est naturel et bon de vivre les uns sur les autres, passer de longs moments affalés sur le même lit à discuter, plaisanter, jouer, regarder la télévision.

Se promenant dans les rues, nous sommes spectateurs de querelles de ménage, de vieillards qui dorment sur une couche près de la porte ou observent ce qui se passe au dehors, de senteurs et de scènes de cuisine, d’hommes en serviette venant de se doucher, etc. Sans compter les trottoirs des rues eux-mêmes, où on coupe des cheveux et taille une barbe en plein air, urine sur le mur, se nettoie aux points d’eau, etc. Toutes activités réservées exclusivement aux hommes. La rue Indienne nous mêle à la vie de toutes les échoppes et maisons, portes grandes ouvertes (lorsqu’il y en a).

Les Indiens sont batailleurs – ça n’est pas de moi mais d’une autochtone (je me justifie). Peut-être que la population dense et le manque d’isolation des maisons biaisent ce jugement, nous donnant à voir plus de querelles que dans d’autres conditions. Mais il est vrai que les cris, scènes et insultes vont bon train, et que la respectable et réputée patience Indienne ne s’exprime pas tout à fait sur une route, sur un marché, dans une maison. C’est peut-être le temps Indien, lent, pesant, nous portant à accepter n’importe quelle condition, qui est à l’origine de cette notion de patience dont on parle toujours à propos de l’Inde. C’est peut-être tout simplement l’immense dose de contrôle et d’oubli de soi dont a besoin tout occidental qui s’y aventure, le soi c’est-à-dire la vie privée, la propriété définie d’objets, l’efficacité des procédures pour résoudre un problème touchant au nécessaire (eau, électricité, etc.). Les Indiens se mêleront à votre vie, que vous le vouliez ou non, et on vous fera par ailleurs patienter des heures et des jours entiers avant qu’une personne vienne finalement régler la question, en bricolant la plupart du temps une solution temporaire durable. Le plus simple : vous mêler à leur vie aussi aisément qu’ils se mêlent à la vôtre, sans état d’âme, et prendre votre mal en patience en bricolant vous aussi des solutions temporaires qui durent des semaines et des mois. Vous vous sentirez enfin à l’aise.

Le train, c’est un pas de plus dans l’indiscrétion. Le long des voies ferrées des grandes villes, il n’est pas rare de voir construites sur des centaines de mètres des constructions type bidonville. Là, la vie y est encore bien plus dénudée et étalée, une chèvre attachée à un pauvre piquet devant les huttes, les lits au dehors (quatre piquets de bois, un cadre, un ruban de tissu épais entrelacé en guise de matelas), les habitants qui se lèvent un à un, se coiffent, se lavent. C’est semble-t-il sans aucune gêne que les habitants de ces lieux s’en vont le matin, une bouteille d’eau à la main, accomplir le devoir tout naturel de se soulager d’un encombrant fardeau. C’est également sans embarras, semble-t-il toujours, qu’ils s’accroupissent, seuls ou à plusieurs, puis repartent, la bouteille vide.

Témoins silencieux de la scène, les voyageurs des trains détournent les yeux et s’occupent à d’autres tâches ; je me demande pour ma part inlassablement ce que cela fait, d’être dans une telle condition sanitaire que le soulagement des besoins naturels doive se faire publiquement.

Sans aucun doute, cela ne leur fait rien. J’imagine que l’on ne se pose pas ce genre de question, lorsqu’on doit fournir un moyen de subsistance à sa famille avant le soir.

mardi 19 avril 2011

Le miasme et l'encens

Il n’y a pas que les yeux qui sont sollicités en Inde : tous les sens ont leur lot de stimulations. Notre odorat, plus ou moins sensible, est certainement à l’origine d’une des dimensions majeures de la représentation mentale que l’on se construit de l’Inde.

Cette odeur aurait, semblerait-il, repoussé bien des fois de bonnes âmes venues en visite pour quelques semaines – laissant un souvenir olfactif pas des plus agréables, mais toujours extrêmement marqué. De la personne qui ne supporte plus l’odeur du bois de Santal à son retour, à celle qui explique combien cela a été difficile de se familiariser avec ces odeurs fortes, les témoignages ne manquent pas.

J’y ajoute le mien. Ma description étant bien sûr limitée à ma propre capacité olfactive, à la façon dont je suis capable d’en rendre compte, et à ce que je connais le mieux : Delhi, et les villes du Rajasthan.

L’odeur de l’Inde, c’est une multitude, une composition d’odeurs. Elle est là, présente, reconnaissable, mais d’humeur changeante.

Notes de tête :

Changeantes, volatiles, ces notes varient d’un endroit à l’autre, d’un moment à l’autre de la journée. Odeur capiteuse d’un buisson fleuri, odeur nauséabonde d’un ruisseau où des déchets se décomposent dans une eau épaisse et brunâtre, odeur soudaine de parfums d’encens, de tel ou tel plat que l’on cuisine, de pots d’échappement, de nourriture, d’excréments. Elles s’imbriquent, disparaissent, se succèdent.

Notes de cœur :

Odeur de poussière, de gens, de bestiaux, d’épices, odeurs prenantes, persistantes. Elles se composent pour former cette note particulière. Les différentes composantes sont plus ou moins prononcées, dépendamment des lieux : par exemple, dans un village, la composante bestiale sera évidemment plus forte.

Notes de fond :

C’est la note Indienne, celle qui nous fait dire lorsqu’on arrive et respire à pleins poumons : ça sent l’Inde. C’est la plus difficile à décrire, après avoir analysé les autres odeurs, fortes, qui nous assaillent et sur lesquelles nous pouvons mettre des mots. C’est une odeur douceâtre, légèrement sucrée, lourde, basse, piquante, chaude, pleine.


Les adjectifs manquent, elle se laisse cependant bien reconnaître. Ca sent l’Inde.

lundi 18 avril 2011

Lutte

C’était la première fois que je devais me débrouiller seule dans Jaipur, partir de la PG House et arriver à l’arrêt de bus non loin. Excellente occasion de prendre pied dans la ville, de réapprendre à se battre avec les rickshaws, les stations de bus labyrinthe et les gens qui regardent.

Pour l’aller, pleine de bon sens, je me suis dit : demandons au propriétaire, il va bien arrêter un rickshaw et négocier pour moi, ce sera plus simple. Mais voilà, si l’on demande à un Indien de nous aider, il laissera passer dix minutes avant de trouver un rickshaw-vélo (les auto- sont trop chers et pas fiables) et encore cinq bonnes minutes avant de trouver celui qui accepte son prix : 20 roupies au lieu de 50 avec un auto-rickshaw. Ca ne vous dira rien, c’est ridicule en euro mais c’est une grosse différence en roupie pour un voyage en rickshaw.

Arrivée sans heurts et tracas à l’arrêt de bus, je me rends compte que c’est immense et que je n’ai aucun moyen de trouver le bus pour Ajmer en regardant autour de moi. J’avance, j’avance, je dépasse la première plate-forme, j’arrive à la deuxième, quelqu’un me dit d’aller « par là » (je comprends le signe plus que les mots), je me dirige « par là », il y a du bruit, des bus et des gens partout, des hommes en grande majorité. Je me sens perdue. J’avise une femme assise, un homme vient aussitôt. Je lui fais non de la tête : je ne veux m’adresser qu’aux femmes. Manque de pot, c’était son mari – j’aurais dû m’en douter. Je repose ma question (qui se résume à : où est le bus pour Ajmer ? en mauvais Hindi), elle me fait signe que le bus en train de partir est celui pour Ajmer, juste à côté. Soulagée, je me précipite dedans (non sans avoir vérifié auprès du conducteur). Mes oreilles non habituées à tous ces bruits de station de bus ne peuvent percevoir qu’entre tous les cris, le cri « Adjmééééér ! » provenant de ce bus indique clairement la direction. Dans chaque bus, une personne crie la direction avec un accent et un ton particuliers, c’est très rapidement une cacophonie dans laquelle mes oreilles ne distinguent plus rien ; sans parler des pots d’échappement que les conducteurs font vrombir pour bien faire comprendre que le bus est en train de partir. Et mes yeux tentant de déchiffrer les directions indiquées sur les bus ne peuvent lire Ajmer sur celui-là, ce qui tend à prouver qu’il ne faut pas s’y fier tant que ça.

J’étais tellement soulagée d’avoir trouvé un bus que je n’ai pas pris garde à son état : j’étais malheureusement tombée sur un bus plutôt mauvais et inconfortable. Au moins n’avais-je pas de voisin, pas de smartphone avec de la musique populaire, et suis-je bien arrivée à destination – ce dernier point étant essentiellement la raison pour laquelle on prend un bus.

Le retour fut sans grand intérêt (et plus confortable) pour la partie bus, la partie rickshaw étant plus digne d’une narration détaillée :

Forte des conseils de mes propriétaires, j’ignore avec quelque hauteur les premiers auto-rickshaw-walle qui se précipitent à la sortie du bus et focalisent exclusivement leur attention sur l’occidentale qui en sort ; je me dirige donc à pas pressés vers la sortie et vers les vélo-rickshaws. Je suis bien vite entourée d’un nuage de conducteurs des deux types de rickshaw, essayant d’attirer mon attention : c’est le problème des gares, ils tiennent un cartel et savent ce qu’être occidental veut dire. Un type à qui je demande me dirige vers un autre, je lui demande son prix (avec le nuage de richshaw-walle autour), il me dit qu’on verra, j’insiste, il m’en propose le double, je lui dis que j’habite là-bas, je lui en demande moins, il me fait signe de monter. Je cède.

Quelques centaines de mètres plus loin, on arrive dans le quartier ‘Bani Park’, le quartier où j’habite. Par chance, c’est déjà le bloc D, bloc dans lequel j’habite. Je m’étais bêtement dit que sachant D-38, et étant dans le bloc D, il serait aisé de retrouver la maison numéro 38 – j’avais sous-estimé à la fois l’échelle du bloc D et le désordre apparent de la disposition des maisons. Il s’arrête une première fois pour demander son chemin, le type avisé ne sait visiblement pas, ou ne comprend pas. Avec un flegme tout Indien, mon rickshaw-walla descend du rickshaw pour se rapprocher du type, et avec ce même flegme, le type se déplace et en hèle un autre ; il y a rapidement un attroupement de quatre, cinq personnes qui essaient de comprendre l’adresse et réfléchissent, réfléchissent, ne savent pas mais ont tous l’air très absorbé.

C’est gentil, me dira-t-on. Oui, c’est très gentil, mais la scène se reproduisant deux, trois, quatre fois (tous les dix mètres environ), je finis par perdre patience et lui dire d’avancer parce que 1- visiblement, les types à qui il demande ne savent pas plus que lui, 2- je dois aller au travail et poser mes bagages dans ma chambre auparavant, 3- il suffit de regarder les numéros sur les maisons (que je pensais, à ce moment-là). Il continue de mauvaise grâce et quelques centaines de mètres plus loin … Nous arrivons au bloc E. Je le lui fais remarquer, il me répond – avec justesse – que dans ce cas j’aurais mieux fait de le laisser demander son chemin. On continue, reprenant le rythme dix mètres/on demande. Les minutes passent, passent ... Après deux vendeurs de petits trucs, deux barbiers et trois passants, il demande enfin à un autre rickshaw-walla et, pendant leur dialogue animé, entre deux gros soupirs, je finis par avoir un éclair de génie : il se peut que j’aie l’adresse dans mon sac, et qu’il y ait une autre indication. Je sors la feuille et, n’en menant pas large, je donne le nom de la rue ; l’autre rickshaw-walla lui explique, enfin, comment accéder à ce lieu qui me parait soudain, de lointain et irréel au milieu de ce labyrinthe immense, un endroit concret, tout prêt, atteignable. Nous nous empressons de continuer la route, j’ai bien évidemment – l’aurais-je mérité ? – droit à des remarques moqueuses de la part de mon rickshaw-walla : « - Vous auriez pu me le dire avant ! - Mais je ne savais pas, avant … » (toujours en Hindi). Il insiste, quelques centaines de mètres plus tard : « quand-même, si vous me l’aviez dit avant … », et, m’imitant, « allez, bhaya, allez ! ». Dans un demi-sourire, l’air un peu énervé : « Arrre… sorry bhaya, sorry ». Il rit. Arrivés à destination, et avec cette emphase propre à l’humour Indien, il me dit que je lui ai fait parcourir tout Jaipur à pied. Comme mon pauvre Hindi est suffisant pour un peu d’humour, je lui réponds qu’il a seulement parcouru tout Bani Park. J’ajoute que désormais, il connait très bien le quartier. On se quitte sur ces mots, lui assuré d’avoir une histoire hilarante à raconter aujourd’hui, moi épuisée par cette lutte mais riant malgré tout.

A Delhi, les blocks sont mieux organisés et je n’ai jamais eu à donner le nom de la rue (que je ne connaissais pas, de toute manière) à un rickshaw – même ignorant du lieu – pour qu’il en trouve l’emplacement en demandant au gardien du coin.

A Delhi, les rickshaws ont franchement moins le sens de l’humour.

A Delhi aussi, c’est tout un apprentissage par bonnes et moins bonnes expériences pour se faire une place, ici.