jeudi 17 septembre 2009

L'Inde peut-elle ne pas être contradictoire ?

C'est le jour des questions trop vastes pour y répondre, mais assez pour mériter d'être posées.

Gilles Vernier soulignait le peu de cas que faisaient les indiens des contradictions, les vivant sans que cela semble leur poser le moindre problème. Ce trait me frappe également.
Henri Michaux dans son carnet de voyage Un Barbare en Asie (la longue partie sur l'Inde dont je ne peux que vous conseiller la lecture, analyse brillante d'un étranger qui regarde le monde indien) mettait en lumière cette différence, dans la façon de considérer les issues d'un problème par exemple. Nous avons une façon plutôt binaire de concevoir le monde, nous envisageons souvent les choses en termes d'alternative. Lorsqu'on les range, lorsqu'on les considère, lorsqu'on les organise, c'est souvent en deux. Dès lors, distinction binaire amène souvent à contradiction et donc, logiquement, incompatibilité.
En Inde, il peut y avoir vingt issues à un problème et l'Indien aime en faire l'inventaire. Du moins, d'après Henri Michaux. Les solutions sont multiples, et plus elles le sont, plus c'est satisfaisant. Nous englobons une situation en deux, ils englobent une situation en multiple. C'est très schématique, d'autant plus que quelques mois ont passé depuis la lecture de ce carnet de voyage que je n'ai pu emporter avec moi. Mais cela permet de brosser un grossier tableau qui peut éclairer la suite.

Dans un processus de 'modernisation', les traditions et coutumes en Europe ont généralement été laissées au passé, appartenant à l'histoire. On a une vision très linéaire de ce que l'on appelle 'progrès', et on le voit entrer en contradiction avec les us et coutumes d'antan. Un mode de vie moderne demande de les laisser de côté, de les mettre dans des écomusées et des fêtes traditionnelles, de se les remémorer non pas comme nous appartenant mais avec un regard objectif et curieux de celui qui regarde derrière soi, avec parfois un brin de nostalgie bien vite balayé : ça n'est en effet pas compatible avec le mode de vie présent, il y aurait contradiction et donc impossibilité de conciliation.
En Inde, ce qui nous paraît contradictoire et donc invivable si l'on souhaite trouver un semblant d'équilibre ne leur paraît pas le moins du monde devoir s'exclure mutuellement ... Et c'est là que l'on trouve une problématique similaire à celle de la rationalité. L'Inde n'est pas illogique, elle est autrement logique. Ce qui apparaît comme une contradiction à nos yeux n'en est pas une aux leurs.

C'est ainsi qu'un indien projeté dans la sphère internationale, complètement occidentalisé, reviendra chercher son épouse dans son pays d'origine - épouse choisie avec soin par ses parents, en fonction de la condition, de la caste et de l'origine. C'est ainsi que s'il y a quinze-vingt ans, l'élite politique était majoritairement anglophone et détachée de la culture et des traditions de la région d'où elle venait (à cette époque, il aurait été arriéré de s'y intéresser ; il fallait imiter au mieux les occidentaux et en particulier les anglais), aujourd'hui cette tendance est complètement inversée (oui, c'est possible ... En Inde en tout cas) et des figures politiques, venant de l'Inde rurale et conservant les habitudes culturelles de la région de provenance, parviennent de plus en plus à faire leur place dans cette sphère qui leur aurait été interdite quinze ans plus tôt. Il aurait été impensable auparavant que puissent accéder à des postes de pouvoir des personnes ne maîtrisant pas l'anglais, c'est maintenant quelque chose qui ne heurte personne. A l'heure où parler anglais est un avantage comparatif conséquent, l'Inde est fière de revenir sur sa diversité culturelle et sur ses traditions. C'est en tout cas ce que nous a dit notre professeur de Hindi, a. d. Mathur, qui a insisté sur le fait que si l'anglais se diffuse en tant que langue parlée, c'est aujourd'hui bien moins considéré comme un critère de reconnaissance sociale, d'ascension.

L'Inde semble posséder une tendance à évoluer de façon inverse à ce que l'on attendrait. C'est assez imprévisible dans notre mode d'anticipation.

Bien évidemment, lorsque l'on parle de contradiction, on ne peut s'empêcher de penser à la manière dont ils concilient extrême modernité et mode de vie encore traditionnel. On a l'impression que ça ne les heurte pas, que c'est naturel de vivre entre tous ces mondes qui coexistent. Ils ont l'habitude : ils doivent déjà vivre dans une sphère où religions, langues, cultures, coutumes toutes différentes se côtoient. Ils naissent, ils vivent, ils meurent dans les contrastes.

Il y a quelque chose de fou et d'intangible dans tout cela. L'Inde est une mosaïque.

2 commentaires:

  1. C'est bien ce que je me répète tous les jours en philo : les Indiens sont postmodernistes depuis le 2ème millénaire av. JC. Effectivement dans les grandes théories philosophiques hindoues en tout cas, il y a une "3ème valeur" qui résout toujours tout, et pas de linéarité. Mais du coup on peut pas vraiment parler de contradictions au sens qui nous est familier, parce que les deux alternatives ne sont pas exclusives. Elles sont, au choix, les deux facettes d'une même réalité/deux états successifs/deux expressions d'une substance/deux illusions/... Ya plein de théories marrantes sur le problème "pourquoi le monde est-il un et multiple à la fois ?"

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  2. Ce n'est que maintenant que je découvre ton blog, à mon grand regret... Tes deux dernières analyses sont très intéressantes. J'étudie aussi la Philo, à Hindu College en revanche, et toutes ces questions, fondamentales ou plus superficielles, font à moi aussi le quotidien ! Alors continue...
    http://www.indianasam.net

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